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Fermons la télé, ouvrons les yeux

Une analyse de Claire-Marie Thiry

« Le 15 août est un jour férié, c’est l’assomption. Pour la plupart d’entre nous, ça signifie un jour de congé. Pour les liégeois·e·s, et plus particulièrement celles et ceux de la République libre d’Outremeuse, le 15 août est synonyme de grandes festivités.
Cette année, nous décidons de nous y rendre en famille avec nos enfants de quatre et six ans. Nous ne pouvons quand même pas louper le traditionnel cortège folklorique avec sa parade des géants Tchantchès, Nânesse et leurs comparses suivis de dizaines de groupes et fanfares. Une vraie fête populaire qui rassemble petits et grands dans la bonne humeur. Sans oublier pour nous le plaisir de boire un petit verre au Randaxhe en compagnie de marraine Jeannine, une native de 85 ans : “oui hein m’feye, tu sais bien : je suis née ici, j’ai vécu ici et je mourrai ici, c’est comme ça. Tout ça c’est moi !”

Une fois parcourue la vingtaine de kilomètres qui nous sépare de la ville de Liège, après avoir garé notre voiture en périphérie comme il se doit et marché le quart d’heure qui nous amène au cœur des festivités… nous voilà face à notre première surprise. Nous sommes “accueillis” au milieu de la passerelle par un groupe armé constitué de militaires et de policiers. Leur mission : contrôler et filtrer les entrées vers le quartier populaire d’Outremeuse en fête, devenu pour l’occasion un “périmètre sous haute surveillance”. Pas de chance pour nous, nous ne pouvons pas passer. Nous transportons un accessoire interdit et hautement suspect : un petit sac à dos avec les vestes de pluie des enfants, un paquet de biscuits au chocolat et une gourde d’eau.
Nous avons beau montrer le contenu, expliquer que nous sommes garés loin, promettre de ne rien porter sur le dos… nous avons face à nous (et à nos enfants) deux réactions immuables : un répétitif “Pas de sac à dos sur le site” de la part des sympathiques gardiens de l’ordre et une jolie indifférence de la part des nombreuses personnes qui passent ce point de contrôle et qui font la sourde oreille à nos appels du pieds. Une situation gênante, désagréable, humiliante même, dans un cadre qui se voulait a priori sympathique, familial, culturel et festif. Bref, nous en concluons que tout le monde trouve ça normal de nous maintenir de force en dehors du quartier. L’incident se clôture par un dernier appel désespéré de notre part poli et toujours exprimé à voix haute, dans l’indifférence générale : “Messieurs, nous comprenons qu’il y ait des règles, mais enfin, où se trouve le bon sens là-dedans ?”

Malgré la confusion créée dans nos esprits, nous décidons de contourner cet obstacle en rejoignant le quartier par un autre point d’accès, où nous espérons nous trouver face à un contrôleur plus conciliant. Nous avons même détaché une des sangles du sac à dos en guise de bonne fois. Ouf, nous sommes passés – moyennant la menace répétée du “Attention, si vous mettez votre sac sur le dos, mes collègues présents sur le site vous interpelleront”.
Pour nous consoler de cette fâcheuse mésaventure et nous encourager à ne pas nous sentir observés sans arrêt par les dizaines de gardiens de l’ordre lourdement armés qui déambulent dans le quartier, nous fonçons droit vers le marchand de croustillons. Le sucre ayant fait son effet, nous cherchons une poubelle pour y jeter nos crasses… sans succès. Je me retourne alors vers le marchand de croustillons pour lui demander s’il a une poubelle.
“Désolé madame, on ne reprend pas les papiers. Vous devez jeter vos déchets à terre. Et je peux vous dire que vous ne trouverez pas de poubelles dans le quartier, elles ont toutes été enlevées à cause des risques terroristes d’explosion”. Encore une fois, je dois me convaincre que je ne suis pas dans une réalité parallèle. Heureusement que j’ai mon sac (à dos) pour transporter mes déchets.
La suite ne s’invente pas. Nous assistons au défilé du cortège en tentant de nous frayer une petite place au milieu la foule. à ma gauche, vue sur le “dispositif anti-camion-bélier” qui se veut rassurant, enfin, je ne sais pas trop quel effet ça provoque chez moi. à ma droite, conversation surprise entre deux braves dames : “Tu as vu le mec qui bloquait tout le monde, un sans-gêne. En plus il avait un sac à dos, c’est interdit. Il mériterait qu’on aille le dire aux flics” Oups. La “règle” aurait-elle à ce point colonisé les esprits, serait-elle déjà intégrée jusqu’à suggérer la délation ?

Je tente tant bien que mal de m’extraire de ces pensées qui m’embrouillent. Nous sommes fatigués et il est déjà temps de prendre le chemin du retour. Je marche en donnant la main à mon fils de quatre ans qui traînaille quand tout à coup une grosse voix m’interpelle : “Madame, faites demi-tour.
Vous ne savez par lire les panneaux ? Passez par l’autre côté.” Dans un moment de distraction, je n’avais pas vu que la rue était séparée en deux par des barrières Nadar : à droite “l’entrée” et à gauche “la sortie ». Me voilà une fois de plus prise en défaut, rappelée à l’ordre et sommée manu-militari de rentrer dans le rang.

Je me rends compte que mes représentations traditionnelles construites sont périmées. Vous savez, celles qui vous disent : un quartier est un espace public ; les militaires travaillent à l’armée et s’occupent de la guerre ; les policiers arrêtent les méchants voleurs et défendent les braves citoyens ; on peut compter sur la solidarité des gens les uns envers les autres ; il ne faut pas jeter ses déchets par terre… Bref, mes enfants ne vivront pas dans le même monde que moi. Et pourtant il y a trois ans, je suis venue au même endroit et tout était normal.

Je vous passe le débriefing familial de cette journée riche en émotions ? Allez, un petit dernier pour la route : “Alors, les enfants, qu’avez-vous préféré ?” “Moi les policiers à moto.” “Et moi au défilé le groupe de militaires avec leurs fusils.” Bien. Il faut croire que le géant Tchantchès ne revêt plus autant d’attraits qu’autrefois. Une chose est certaine, on ne nous y reprendra plus ! »

 

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Divers